Folie nocturne
(Par Valentine SCHMITT et Emma TRUPIN)
Moi, je suis un homme. Un homme étrange selon les faibles rumeurs de mon voisinage qui me sont parvenues. En effet, à mon âge, vous me direz peut-être que je n'ai pas toute ma tête. Eh bien pourtant, Dieu sait que je suis bien plus fourbe et intelligent que l'on ne croit. Je vis la nuit, oui certes, mais j'aime vivre dans ce monde obscur ou parfois des choses hors du commun se déroulent. Je vais vous expliquer ce qui m'a encore plus éloigné de mon peu d'entourage. Nous étions à Vienne, un vendredi 13 décembre.
Comme tous les soirs vers trois heures, je m'apprêtais à faire ma petite balade. La rue située près de mon habitation n'était pas très bien entretenue par la ville et son allure en faisait fuir certains. Je longeais donc cette rue puis m'arrêtai un moment pour observer une étrange forme qui se formait au bout de ce chemin. Un peu plus loin je découvris un débarras. Je m'approchais. Mon regard s’arrêta un instant sur un vieux balai démantibulé et d'une couleur passée. La peinture du manche s'était écaillée. Un tabouret bancal jonchait le sol. Quelques lattes d'un sommier usagé étaient disposées de part et d'autre du débarras. Je vis au centre de celui-ci une belle babouche ayant un style très atypique, qui me plu dès cet instant. Je décidai alors de la prendre pour la ramener chez moi et cette balade s'écourta.
Durant des nuits je l'observais, elle me fascinait tellement que cet objet de décoration ou quotidien devenait presque mon obsession. À mon réveil, la nuit, je me levais seulement pour l'admirer, la regarder, l'explorer des yeux. À mes yeux, elle était devenue vitale. On aurait dit qu'un amour parfait se liait entre nous, elle me hantait. Vous me croyez sûrement fou? Eh bien non, je ne suis pas fou. Dans mon sommeil, je cauchemardais souvent à l'idée qu'on me retire ma moitié. Je sentais alors l'envie de me donner la mort. Ou bien de mourir en paix avec cette babouche au pied et alors je me levais malgré l'entre jour laissant passer une lumière si agressive et malfaisante me brûler les yeux. J'allais ensuite regarder si elle était toujours là. Elle était là, elle semblait m'épier, me guettait, me fatiguait. Je la sentais elle s'éveillait, elle s'animait.
C'est après plusieurs semaines, que je crus voir quelque chose d'anormal. Ma babouche paraissait changer de couleur. Ce n'était pas tout, parfois je la voyais changer de formes. Je crus que j'hallucinais. Eh bien non, cette babouche se métamorphosait ou se doublait à chacune de mes différentes humeurs. Ce phénomène des plus étranges à mon esprit sombre, me réjouissait encore plus. Mon âme s'assombrissait, mes sentiments se troublèrent, cette nervosité permanente m'épuisait. Elle m'encombrait, me détruisait. Allais-tu t'en aller ? Pendant des nuits, dans mon sommeil, je sentis une présence m'alourdir. Je n'étais pas sorti ce soir là, j'avais peur. Cette peur m'immobilisait. Moi qui auparavant, aimais la nuit passionnément. Elle m'enveloppait et m'attirait vers l'abîme. La nuit dissolvait mes idées, les couleurs, les bruits. Je n'étais plus l'homme paisible, émerveillé par la beauté de la nuit. Je me sentais vieux, faible, moins alerte, moins heureux : un autre. J'étais malade complètement malade. Ah maudite babouche !
Peu après avoir regardé « Psychose d'Alfred Hitchcock », je me couchais. Miséricorde ! Oh quelle affreuse nuit, il était là !!! Qui ? Je ne savais pas... Il m'a attendu et m'a eu. Il ne me manquait pas. Qu'avais-je fait pour mériter cela ? Non, non, je ne la lui cédais pas ! Il ne voulait pas s'arrêter. Il m'a achevé. Que faire quand un être, une ombre, une chose, vous assassine? Vous vous débattez. Vous résistez et à ce moment, vous essayez d'identifier votre agresseur … Impossible ! Déjà vous tombez raide mort !
Je me relevai et crus apercevoir un homme. Sa tenue se composait d'un manteau de feutre, d'un pantalon bouffant et d'un énorme turban. Il ne portait qu'une seule babouche, celle du pied gauche. En voulant m'approcher, je vis que son visage était brouillé. Je ne pouvais voir ses expressions. Soudain, il disparut furtivement. Je crus sentir, que c'était lui, cet être diabolique qui me hantait depuis le début. Je devais m'en débarrasser, il m'étouffait. Mais que faire ? Il était probable qu'il me suivait, qu'il était là, j'allais l'avoir. Il faisait maintenant sombre dans la rue. La nuit ne s'était jamais autant épaissie. Elle nous noyait presque de son cri vibrant et sinistre. Un bien-être personnel me satisfaisait. Je n'avais plus peur de la solitude. Le chaos ne m'impressionnait plus. J'étais libéré ! Allait-il mourir, lui et son inconnaissable visage ? ! Oui, sûrement. L'être allait certainement mourir, il ne me hanterait plus. Quel soulagement ! L'homme satanique qui m'avait fait tant souffrir, allait périr.
J'admirais le ciel… Ces étoiles qui jadis m'avaient impressionné, ne brillaient plus. Je ne crus même plus, les distinguer. Je descendis jusqu'au quai. Je serrais la babouche une dernière fois et regardant le Danube … Je ne crus pas entendre bouillonner son intarissable courant. Pourtant, il était là, interminable et fascinant. Je sautai.