Georges clownesque
(Par Audrey BONNARDOT et Jeanne HAUGER)
Nos jouets marquent notre enfance; ils nous fascinent, nous amusent et nous occupent. Avec le temps nous les laissons sous la poussière, dans un coin de la maison, dans une boîte mais eux ne nous oublient pas. Je vis avec ma mère et mon frère, dans la petite maison à colombages de mon enfance, vieillie par le temps. C'est un endroit calme, éloigné du village par de vastes champs.
5 février :
La neige va arriver. La température a baissé, le vent tape aux carreaux de la fenêtre, la végétation se plie sous le vent. Aujourd'hui j'ai aidé ma mère à protéger les plantes meurtries par le froid.
Il est 20 heures, je suis rassasié par le souper. Je prépare mon lit dans lequel je passerai une nuit ordinaire: paisible. Mais cette nuit-là, un bruit de grelot trouble mon sommeil. Intrigué, je sors péniblement de mon lit, prends ma lampe-torche, enfile mes chaussons et sors de ma chambre. La source bruyante provient de la chambre voisine, servant de pièce supplémentaire. Cela doit sûrement être ma mère, encore éveillée.
Pourtant la maison parait sombre et tranquille. Je pousse la porte en bois. C'est une pièce étroite, comportant une fenêtre et meublée d'un simple lit à baldaquin ainsi que d'une vieille penderie à sa droite et d'une table de chevet d'un rouge délavé à sa gauche. Un large tapis oriental recouvre la surface du sol. Au plafond est suspendu un mobile. J’hésite. Cet objet comporte cinq petits pantins clowns colorés, l’un accordéoniste, l’autre saxophoniste, le troisième tambour et le quatrième trompettiste. Au centre de ce quatuor se cramponne le cinquième clown. Acrobate, il a l’air différent des autres. Contrairement aux musiciens, il me fixe du regard. Les trois grelots pendant à son chapeau rouge retombent majestueusement. Son visage est semblable aux autres mais donne une impression différente. Ce mobile inconnu à mes yeux me paraît pourtant familier. Je cherche au fond de mes souvenirs mais en vain.
Oubliant la cause de mon réveil, je vais me recoucher.
6 février:
Il neige. Je me suis levée tôt et ai questionné ma mère sur l’origine du mobile. J’ai même dû le lui montrer pour qu’elle comprenne sur quoi je m’interrogeais. Ce mobile, m’a-t-elle dit, était mon jouet favori enfant. On me l’a offert nouveau né et je ne le lâchais plus. Mais j’ai grandi et il est resté au même endroit, oublié, dans une pièce retirée. Puis j’ai demandé à mon frère, Charlie, s’il n’avait pas entendu un bruit le nuit dernière. Il m’a répondu qu’il n’avait rien entendu. Charlie a un sommeil lourd donc sa réponse était cohérente. Il est tard, on entend les rafales de vent au dehors. Je suis le seul encore debout. J’ai du terminé de nettoyer la cuisine et de ramasser les braises dans la cheminée. Je monte les escaliers, épuisé et arrive dans le couloir. Les deux premières portes sont les chambres de mon frère et de ma mère. Je m’avance vers la troisième qui est la mienne. Mais un bruit m’arrête dans mon élan. C’est ce bruit de grelot qui m’a réveillé la nuit dernière. Soudain, l’image du clown acrobate avec son chapeau à grelots m’apparaît. Je me précipite dans la pièce du fond où est suspendu le mobile, j’allume la lumière et observe ce dernier pivoter légèrement. Aussitôt je m'aperçois que l’un d’entre eux n’est plus là.
C’est le clown à grelots avec son expression étrange.
Mes yeux balayent la pièce rapidement et se focalisent sur le chapeau à grelots jonchant le sol. Je le ramasse et le pose sur la table de chevet. Le mobile oscille comme parcouru d’un courant d’air. Je me demande où le pantin à bien pu tomber. La fatigue m’envahit et je renonce à le chercher. Je m’écroule habillé sur mon lit.
7 février:
Les rafales de vent ont cessé, mais la neige continue de tomber. Ce matin, mon frère est venu me réveiller pour prendre le déjeuner. Le soleil était déjà levé depuis longtemps. Je mis du temps à me remémorer pourquoi j’étais fatigué bien que je sois le dernier debout. Puis la mystérieuse disparition du cinquième clown, me revînt en mémoire et à juste titre, je m’acheminais vers chambre du fond. Avec stupéfaction, je vis que le chapeau rouge à grelots n’était plus sur la table de chevet et que le mobile était entièrement complet. Le clown central était accroché avec son chapeau entouré de ses musiciens.
Le soleil s’est couché et je décide de dormir tôt. Après avoir lu une pièce de théâtre, j’éteins ma lampe de chevet et ferme les yeux. Pourtant cette nuit n’est pas si calme que je l’avais imaginée; je me réveille en sursaut avec la gorge sèche. Je me dégage de mon lit pour attraper le verre posé sur ma commode. Mais un bruit de grelot me fait verser de l’eau sur le sol. J’éponge la flaque avec ma chemise de nuit et me ressaisit. Je suis à moitié éveillé donc ce bruit de grelot devait être une hallucination. Avec frisson, je l’entends à nouveau et cette fois là, énervé et crispé, je prends ma lampe torche et me hâte pour en finir. Je pousse la porte violemment et le faisceau de ma lampe éclaire le mobile qui se balance dangereusement.
Un vide manifeste au centre de l’objet m'effraie. La température monte. Je regarde autour de moi. Puis le rayon de lumière s’immobilise sur le clown anormal. Il est debout, au sol, immobile, fixe. Ma lampe glisse soudain de mes mains moites et heurte le sol. Je la récupère avec frénésie et illumine à nouveau l’endroit. Mais le pantin n’y est plus. Une chaleur pesante et insoutenable m’envahit.
8 février :
Il nous est impossible de sortir, la neige à atteint une épaisseur incroyable. La porte est bloquée et le froid commence à rentrer dans la maison par des petites fentes. Je n’ai pas dormi, accablé par ma nuit mouvementée. Ma mère qui dort dans la chambre voisine et qui a sommeil léger pourtant, n’a rien entendu. Suis-je fou ou essaye-t-on de me faire passer pour l’être ? Cette question m’a taraudé toute la journée. Ce n’est que ce soir que je décide d’en avoir le cœur net. Ma main tremble sur la poignée de la porte; vais-je réussir à l’ouvrir? Aurais-je assez de courage ? Avec une grande inspiration, je pousse la porte et pose mon pied sur le parquet et mon regard sur le mobile. Il est complet. Soudain, l’image de la fenêtre me revient en esprit. Lorsque je suis allé voir le mobile les deux nuits précédentes, celui-ci bougeait «comme parcouru par un courant d’air». La fenêtre étant ouverte, le clown acrobate serait tombé. Mais alors qui l’aurait raccroché entre temps ?
Peu importe, je me focalise sur cette hypothèse et décide de la confirmer. Je m’assure que celle ci est bien fermée en la bloquant avec des encyclopédies. Puis avec détermination, je m’approche de l’objet maudit et vérifie que le damné est bien accroché. Je sors de la pièce, soulagé d’avoir fini ma besogne. Maintenant il ne reste plus qu’à dormir sereinement.
Je ne peux pas dormir bien que toute perturbation est écartée. J’attends quelque chose qui ne viendra pas. Alors avec acharnement, je me résous à fermer les yeux et à ne plus y penser. C’est une tâche difficile mais je parviens à me détendre. Brusquement, un tintement métallique aigu vient m’agresser les oreilles. Je tressaille et me mets à l’abri sous la couverture.
Après quelques minutes, mes mains sont moites, je transpire, j’étouffe. Je dégage mon visage difficilement de la couverture, haletant, et inspire profondément. Mes yeux restent clos. Je guette le moindre bruit suspect. Au bout de mon lit, se tient une silhouette clownesque. Je veux appeler au secours mais rien ne sort de ma gorge. Je cligne des yeux, le marionnette a disparu. Je m’évanouis.
9 février:
Je suis fiévreux. Ma température augmente. Je suis resté toute le journée dans mon lit, fébrile. Ma mère m’a apporté de quoi manger, je n’y ai pas touché. L’arrivée de la nuit me hante. J’ai parlé à ma mère et à Charlie de ce clown qui vient m’épier chaque nuit. Ma mère s’est surtout inquiétée de mon état et a insisté pour que je me repose et laisse ce cauchemar tranquille. Mon frère, quant à lui, me tournait en ridicule et m’accablait de jeu de mots. «Georges Clownesque», m’appelait il (Georges étant mon nom). Mais ma mère dut le menacer de ne pas souper, s’il ne me laissait pas prendre du repos. Ainsi, ma famille ne me croit pas. Elle me prend soit pour un malade, soit pour un plaisantin.
Je pense que la nuit est tombée. J’ai poussé la table contre la porte de ma chambre et l’ai fermée à clé. Ainsi le clown ne pourra pas venir me harceler cette nuit. Ma chambre est plongée dans l’obscurité, tout est calme. Je n’aime pas ce silence inquiétant et cette obscurité ténébreuse. Je sors de mes draps difficilement, malgré ma migraine infernale qui me handicape, et ouvre les rideaux de ma fenêtre. Je contemple la lune argentée, cette nuit sphérique, et ne trouve rien de plus beau à mes yeux. En l’observant, ma douleur semble s’effacer. J’oublie tout; ma peur s’en va ; rien ne reste... hormis ce petit bruit de grelot, mais cette fois lointain. Mais ce bruit métallique s’intensifie et le battement de mon cœur s'accélère. Je me hâte vers la porte pour vérifier si elle est bien scellée, le son atroce résonne dans toute la pièce, je me bouche les oreilles précipitamment, il crie dans ma tête, je suis piégé, il me rend fou, la chambre est fermée, personne ne peut entrer et je ne peux surtout pas en sortir, il s’empare de moi, je crie mais les grelots sonnent plus fort que ma voix, la fenêtre est ma seule issue, c’est insoutenable, je fais volte-face.....et là,…sur le rebord de la fenêtre,…avec son chapeau rouge à grelots,…me sourit le clown.
10 février :
La neige fond. Je ne sais pas si l’on peut dire que ma santé s’est améliorée. J’étais tellement obsédé par le mobile que ma mère a décidé de le donner. Elle est allée au village et a trouvé un antiquaire. Elle m’a emmené avec elle pour me changer les idées. Nous avons fait des courses toute la journée, épuisés, nous sommes rentrés ce soir. Cette nuit, dans mon lit, mon corps tremble. Je jette des coups d’œil alarmés dans tous les coins de la pièce mais rien n’est suspect. Ainsi je ne m’endors que d’une oreille. Les nuits suivantes: rien. Elles redeviennent paisibles et je récupère.
5 mai :
Le soleil est haut dans le ciel. Il très fait chaud dans les champs. Cela fait quatre mois que je ne suis plus dérangé la nuit. Plus le temps passe, plus cette aventure ne reste qu’un vague souvenir. Ce matin, en allant chercher les factures dans la boîte au lettre, j’ai trouvé une enveloppe rouge adressée à mon nom. Curieux, je l’ai ouverte aussitôt. Dedans, un chapeau rouge avec trois grelots avait été glissé, ainsi une petite carte sur laquelle étaient inscrits ces mots : « À bientôt…»